Les Landër allemands sont intéressés par la démarche de processus instituant, le premier juin 2017, le président du Landër Rhénanie Palatinat avait invité Pierre CALAME avec la présidente de la Région Bourgogne-Franche-Comté, Marie-Guite DUFAY, à échanger sur le sujet... Deux heures de discussions enthousiastes...

Pierre Calame a fait l'introduction suivante (cliquer ici pour la copie)


Merci Monsieur le Président de me donner l'occasion de  partager ma conviction du rôle historique qu'ont à  jouer les régions françaises et les länder allemands dans la refondation de l'Europe.

 

Pour me présenter brièvement, j'ai 73 ans. J'ai été pendant vingt ans  haut fonctionnaire en France, un praticien de la gouvernance, puis, pendant 30 ans, j'ai dirigé une fondation internationale que j'ai présidée jusqu'en 2014. À ce titre j'ai été amené à circuler dans le monde entier, à découvrir des problèmes communs à toutes les sociétés, à mesurer l'importance immense de l'Europe et cela m'a conduit  à un certain nombre de convictions. Ce sont elles qui  orientent les propositions que j'ai faites sur la refondation de l'Europe.

 

Ma proposition d'un processus instituant citoyen n'est pas tombée du ciel. Elle est l'aboutissement  de  décennies de réflexion, comme je vais l'exposer. J'en rappelle les termes : un processus en deux étapes, le premier au niveau régional, le second au niveau européen. Le résultat des élections présidentielles en France en crée aujourd'hui l'opportunité.

 

La proposition vient du travail que j'ai été mené au cours des trois dernières décennies dans les différents continents. J'en ai acquis trois convictions.

 

La première, c'est l'importance absolue de l'Europe. Je fais partie de ces gens pour qui l'Europe était quelque chose de naturel : quand j'étais amené à représenter le gouvernement français dans des instances européennes, je le faisais  sans passion particulière. C'est le travail avec les différents continents qui est à l'origine de ma passion. J'ai vu que, partout dans le monde, la première question  posée était : comment avez-vous fait Français et Allemands, après la guerre, pour vous réconcilier ? Parce que partout dans le monde les ressentiments nés de l'histoire demeurent : au Moyen Orient, dans l'ancienne Yougoslavie, entre l'Inde et le Pakistan, entre le Japon et la Chine, ils sont un poison qui bloque toute perspective de gérer les interdépendances mondiales, ce qui, de l'aveu de tout le monde, est pourtant absolument indispensable. C'est pourquoi  le premier enjeu de la refondation de l'Europe car c'est bien la refondation dont il s'agit, c'est l'Europe dont le monde a besoin. L'effondrement de l'Europe serait une catastrophe pour le monde parce qu'elle montrerait l'impossibilité à dépasser pacifiquement les souverainetés, ne laissant plus la place, pour gérer les interdépendances, qu'aux automatismes du marché ou aux impérialismes. C'est pourquoi le modèle européen est  central pour construire le 21e siècle. Nous, Européens, n'avons  pas le droit de ne pas être à la hauteur de ceux qui ont construit l'Europe au lendemain de la guerre.

 

La seconde chose que j'ai appris de cet itinéraire professionnel de cinquante ans c'est l'inertie des systèmes de gouvernance. Nous vivons dans des systèmes créés à un moment donné pour répondre à une situation particulière de la société mais  qui se sont fossilisés et ne répondent plus aux besoins du présent et de l'avenir.

 

La troisième chose que j'ai apprise c'est que lorsqu'on parle de gouvernance on a toujours en tête des débats sur la manière de gérer une société, une communauté. Du coup, on oublie quelque chose d'absolument essentiel : comment se crée une communauté ? Par quel processus historique, social, anthropologique des gens en viennent à se reconnaitre une communauté de destin ? Et c'est souvent l'angle mort de toute la réflexion sur la gouvernance. C'est évident à l'échelle de la gouvernance mondiale, mais nous en avons aussi une illustration avec l'Europe. Nous découvrons que la création  d'institutions communes, y compris d'une monnaie commune qui en général est l'expression même d'une communauté, est impuissante à créer le sentiment d'une communauté.

 

C'est à la lumière de ces trois leçons que, bien avant la crise européenne actuelle, j'ai acquis la conviction que l'Europe, mise en demeure après la chute du mur de Berlin d'accueillir rapidement les pays d'Europe de l'Est, mise en demeure, avec la chute des dictatures en Europe du Sud, d'accueillir les pays d'Europe du Sud, avait, sans s'en rendre compte, raté une étape essentielle, celle que d'une certaine manière Français et Allemands ont vécu après la guerre, notamment avec l'Office franco-allemand de la jeunesse et les millions d'échanges que cela a permis. Mais, au-delà,  comment les différents peuples qui forment aujourd'hui l'Union Européenne peuvent-ils parvenir au sentiment de partager une communauté de destin ?

 

La proposition d'un processus instituant citoyen a été faite avant le Brexit. Déjà, au printemps 2016, mon ami Georges Berthoin, le dernier survivant de la période de fondation de l'Europe puisqu'il était dès 1950 le directeur de cabinet de Jean Monnet,  m'a dit : nous sommes dans la pire crise européenne depuis 1954 et l'échec de la Communauté européenne de défense. Depuis lors  les choses se sont  encore dramatisées, avec le Brexit, avec Trump et Poutine pour qui la construction européenne est presque une insulte à leurs convictions, puisqu'ils ne croient pas à la capacité de dépasser pacifiquement les souverainetés. Cette pression sur nos épaules s'ajoute aux quatre menaces intérieures : la montée du populisme ; la montée de l'euroscepticisme ; la tendance au repli sur les intérêts nationaux et à faire de l'Europe un espace de marchandage entre intérêts nationaux ; la rigidité du logiciel intellectuel qui domine à Bruxelles avec une forme d'intégrisme du marché et une vision toujours  descendante, top down,  de la communication sur l'Europe.

 

À Bruxelles on parle sans cesse du dialogue avec les citoyens européens mais  c'est toujours pour venir expliquer aux citoyens que l'Europe est bonne pour eux. Or, nous avons absolument besoin aujourd'hui de refonder l'Europe et la gouvernance européenne, face à  cette inertie des institutions dont j'ai parlé. On a fini par oublier que la conception du marché unique, qui occupe maintenant une place considérable dans les institutions européennes, n'était pas l'objectif des pères fondateurs. J'ai des témoignages de première main rappelant la déprime des fondateurs de l'Europe, le sentiment d'une catastrophe lorsque le Parlement français, en 1954, a rejeté la Communauté Européenne de Défense. Le sentiment qu'une fois de plus cette utopie de construction de l'Europe, qui datait de plusieurs siècles,  n'arriverait pas à s'incarner. Et c'est  le Premier Ministre belge Paul Henri Spaak qui a convaincu ses amis qu'il ne fallait surtout pas renoncer à cette construction européenne ;  on venait d'échouer dans sa construction par le politique ; il fallait dans un premier temps, mais dans un premier temps seulement, la construire par l'économie. Ce qui s'est passé c'est que les institutions européennes se sont construites autour de ce qui n'était au départ qu'un plan alternatif, un « plan B ». Ce n'était pas l'objectif premier mais il est devenu le cœur de l'Europe. Or,  ce processus d'unification du marché européen s'est trouvé englobé dans le processus plus vaste de mondialisation du marché. Ce qui fait que d'une certaine manière « l'Europe s'est retournée contre l'Europe », en devenant  une sorte de ventre mou de la mondialisation.

Les deux défis en face desquels nous sommes aujourd'hui sont : comment est-ce qu'on crée une communauté vécue de tous ces peuples européens qui la plupart du temps, malgré Erasmus, malgré d'innombrables échanges économiques, dialoguent  par le biais de leurs gouvernements respectifs donc dans une confrontation d'intérêts nationaux ? et comment refonder le projet européen au 21ème  siècle en dépassant cette construction par le marché ?

 

C'est pourquoi tout le monde parle de « retourner vers les citoyens ». Mais en réalité ce n'est pas  fait. A la lumière de l'histoire que j'ai vécue, je vois trois erreurs à ne pas commettre.

 

La première serait que la politique de communication passe exclusivement par les États. Je me souviens de la panique qui a saisi la Commission Européenne après les référendums français et néerlandais de 2005 : deux pays fondateurs qui disaient non au traité européen c'était la preuve que l'Europe n'était  plus comprise, s'est on dit à Bruxelles ! Et la Commission a décidé de lancer une grande politique de communication en direction des citoyens... en demandant aux États de l'animer. À l'époque j'ai écrit à mes amis de la Commission un texte titré par un proverbe chinois : se reposer sur les États pour communiquer sur l'Europe  c'est vouloir « couper le manche d'un couteau avec sa propre lame » ! parce qu'en réalité, les États n'ont pas véritablement intérêt à populariser l'Europe. Donc première erreur à ne pas faire : s'appuyer exclusivement sur les États.

 

La deuxième erreur est celle qui a été commise au moment de la Convention européenne, lancée à l'issue de l'accord de Laeken, qui a débouché sur le traité européen. Cette Convention prétendait associer l'ensemble de la société à l'élaboration des perspectives européennes, mais on n'a associé qu'une toute petite couche d'élite de la société, ce qui a contribué à éloigner encore plus les citoyens de l'Europe.

 

La troisième erreur, plus grave encore, c'est celle des référendums. Penser que la solution pour associer les citoyens à la construction de l'Europe, sur les questions aussi complexes que ce veut être l'Europe au 21ème siècle, c'est de leur demander de répondre par oui ou non. Faut-il ou non toucher aux institutions ou  simplement les faire mieux fonctionner ? Toutes ces questions sont  irréductibles à la question du oui ou non. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si maintenant le référendum est prôné par les populistes !

 

La dernière erreur serait d'en rester à la vision qu'ont encore les institutions européennes du   dialogue avec les citoyens : envoyer des fonctionnaires bruxellois raconter l'Europe au quatre coins de l'Europe. Demeure chez eux l'idée  que s'il y a un plus grand euroscepticisme tous les jours c'est  parce que l'Europe est mal comprise. On retrouve toujours cette idée aussitôt qu'il y a crise de la  démocratie. L'idée des dirigeants politiques est qu'ils sont mal compris, que la politique de communication est mal faite, sans se rendre compte que c'est peut-être le message lui-même qui est mauvais !

 

Il faut absolument renverser complètement le processus. Il faut construire une communauté de peuples européens et pour cela faire en sorte que les citoyens eux-mêmes deviennent des acteurs d'élaboration du projet européen. Ce qui suppose de  donner aux citoyens le temps et les moyens de réfléchir à ces questions complexes. Il faut  que l'on soit de vrais démocrates, c'est-à-dire que l'on ait confiance dans la capacité des citoyens à penser. Je suis très frappé, après de très nombreux échanges sur ma proposition d'un processus instituant citoyen, de voir à quel point, maintenant, les dirigeants se méfient des citoyens. Or se méfier des citoyens, dans une démocratie, c'est un danger mortel.

 

Pour redresser la barre, nous disposons aujourd'hui de trois atouts.

 

Le premier atout, qui donne toute son importance à notre échange de ce matin, c'est que tout le monde attend une initiative franco-allemande. L'élection d'Emmanuel Macron, qui parle de conventions démocratiques, une idée proche de notre proposition de processus citoyen instituant, ouvre une fenêtre d'opportunité extraordinaire, pour la relance du dialogue franco-allemand et pour cette approche citoyenne de l'Europe.

 

Le deuxième atout, c'est l'existence et la force des régions. J'ai la conviction que si nous voulons construire avec les citoyens de nouvelles perspectives sur l'Europe et sortir de la confrontation entre intérêts nationaux - or il n'existe d'intérêts nationaux que parce qu'il existe des États pour les construire et les défendre-  le niveau régional est le bon niveau. D'autant plus que c'est à l'échelle territoriale que l'on peut le mieux appréhender la complexité des choses, c'est-à-dire les liens entre les problèmes.

 

Le troisième  atout c'est que pour renouveler  la démocratie nous pouvons aujourd'hui nous fonder sur une expérience  de quelques décennies de démocratie délibérative. Certes les méthodes sont un peu différentes au Danemark, en Suède, en Allemagne, en France, en Espagne, mais toutes reposent sur les mêmes hypothèses de confiance dans les citoyens et sur  la conviction que si on veut prendre les citoyens  au sérieux il faut mettre à leur disposition le meilleur de l'information, leur donner tout le temps et tous les moyens de délibération nécessaires et il faut que les pouvoirs politiques s'engagent  à prendre au sérieux ce qui émanera de ces échanges citoyens.

 

Le processus instituant citoyen proposé se déroule en deux étapes.

 

La première étape se situe au niveau d'un ensemble de régions d'Europe. Les jumelages entre régions sont pour cela un point d'appui extraordinaire. On a parlé à Dijon, au mois de novembre 2016, de faire de ce processus citoyen une deuxième étape des jumelages. La première étape a été, après la guerre, de dépasser les préventions et les ressentiments mutuels, de faire connaissance. La deuxième étape est devant nous, c'est de  construire ensemble l'Europe. L'Europe sera construite par les citoyens et sera construite à partir des régions, en partant  des jumelages. Cette première étape est  un processus de longue durée, en se donnant les moyens de dialogue. Comme tous les mécanismes de démocratie délibérative, il se fonde  sur le tirage au sort et adopte des méthodes de délibération à la fois rigoureuses et suffisamment homogènes d'une région à l'autre.

 

La seconde étape, c'est la rencontre européenne proprement dite, où les différents panels régionaux de citoyens désigneront leurs délégués pour constituer une véritable Assemblée Citoyenne à Bruxelles. Là aussi, il faut insister  sur la rigueur des méthodes d'échange et de confrontation entre les propositions des panels régionaux. On est tout à fait à l'opposé de quelque chose d'un peu romantique qui dirait que les citoyens ont forcément raison.

 

En termes de calendrier, l'enjeu est évidemment que tout ce processus vienne irriguer en 2019 les élections au Parlement Européen et l'inévitable renouvellement de la Commission qui en sortira.

 

Je voudrais à propos de cette assemblée citoyenne lever un malentendu. Il ne s'agit pas de créer une nouvelle instance permanente quelconque. De même, dans le dialogue entre les citoyens la question de la réforme institutionnelle, de la réforme des traités, n'est pas l'essentiel. Les débats qui ont eu lieu depuis vingt ans ont porté presque exclusivement sur des questions institutionnelles, depuis le traité de Nice où la grande question c'était le nombre de députés par État membre, une question qui vraiment n'intéresse pas du tout les citoyens. Je crois qu'il y a un métier constitutionnel qu'il faut respecter, on ne va pas attendre des citoyens de devenir en six mois de nouveaux spécialistes de la réforme institutionnelle de l'Europe alors même que de l'aveu de tout le monde, une grande partie des dispositions du traité de Lisbonne n'ont même pas encore été mises en œuvre, au point que le Parlement Européen a confié à Mercedes Bresso et à Elmar Brok, deux députés, le soin de faire des propositions sur la manière de mieux tirer parti des traités qui existent, en particulier celui de Lisbonne ! Par contre il faut que les citoyens puissent débattre des valeurs qui fondent l'Europe, des conditions d'exercice de la responsabilité et de la solidarité, du rôle que l'Europe peut jouer dans la transition vers des sociétés durables, du modèle  de société vers lequel aller. Ce sont là les questions qui n'ont jamais été traitées et qui sont décisives si on veut dépasser une Europe essentiellement fondée sur le marché. J'ai des petits enfants qui sont déjà adultes. Quand on discute avec les jeunes de leur  génération, ils sont sincèrement convaincus que l'Europe a été faite uniquement pour les lobbys industriels. Ils n'ont pas la connaissance de l'histoire, des conditions dans lesquelles l'Europe a été amenée à se construire par le marché mais, soixante ans après le traité de Rome, à aucun moment on est revenu aux citoyens pour discuter du type de société que l'on veut construire ensemble.

 

Peut-on commencer par une expérience localisée de dialogue citoyen ? Je ne le crois pas. Le pire dans la démocratie délibérative c'est de faire semblant. On se moque des citoyens si on leur demande de réfléchir pour ensuite ne rien faire de toute cette réflexion. Et on peut se moquer des citoyens d'une autre manière, en faisant comme si ils étaient experts de l'Europe pour la simple raison qu'ils sont citoyens. Il faut mettre à leur disposition toute l'expertise nécessaire sur l’Europe. L''expérience de la démocratie délibérative appliquée à des questions techniques ou scientifiques complexes montre le formidable intérêt du dialogue entre les citoyens à condition qu'on mette à leur disposition le meilleur de la connaissance.